L’Arabie saoudite, détour précoce pour les espoirs du football
A l’image d’Enzo Millot, 23 ans, capitaine de l’équipe de France Espoirs et nouvelle recrue du Al-Ahli FC, de jeunes talents quittent désormais l’Europe pour rejoindre des clubs saoudiens.

Il n’a que 23 ans, est promis à un brillant avenir et quitte déjà le Vieux Continent. Enzo Millot, milieu de terrain prometteur du VfB Stuttgart et capitaine de l’équipe de France Espoirs, ne poursuivra pas sa carrière dans un grand club européen, mais au Al-Ahli FC, en Arabie saoudite, où il s’est engagé samedi 9 août pour trois saisons, soit jusqu’en 2028. Un transfert inattendu, alors que le vice-champion olympique de Paris 2024 était courtisé par de grosses écuries européennes. Il n’est pas le premier et ne sera pas non plus le dernier. En effet, de plus en plus de joueurs à peine sortis des centres de formation cèdent à l’appel du royaume wahhabite, longtemps terrain de jeu pour footballeurs en fin de carrière.
Derrière ces mouvements précoces, il y a d’abord l’argent, admettent tous les agents licenciés de la Fédération française de football (FFF) interrogés par Le Monde. « Avant, c’était rare, explique Yassine Askri, propriétaire de l’agence MyFootballConcept. Je trouve ça moche que des jeunes partent, mais il est très difficile de refuser le contrat posé sur la table. » Enzo Millot devrait toucher un salaire nettement supérieur à celui qu’il percevait dans son ancien club.
Avant lui, deux jeunes Français ont fait le même choix lors du mercato estival. Le défenseur Nathan Zézé, 20 ans, et le milieu offensif Saïmon Bouabré, 19 ans, ont respectivement quitté Nantes et Monaco pour rejoindre Neom, ambitieux promu du championnat saoudien particulièrement attiré par la Ligue 1 – outre l’entraîneur français Christophe Galtier, le club a recruté l’ancien Lyonnais Alexandre Lacazette et l’ex-Niçois Marcin Bulka.
« Choix dictés par l’argent »
Dans le contexte économique du championnat de France – avec, en toile de fond, la crise des droits télévisuels –, difficile, pour des clubs exsangues, de faire la fine bouche. Si rejoindre le club saoudien n’était pas le premier choix de Nathan Zézé, il n’y avait, selon les informations du Monde, pas de « deuxième option » à même de combler les caisses du FC Nantes. Confrontés à une trésorerie sous tension, les Canaris ont même accepté une offre moindre, mais réglée sur un an et demi, plutôt qu’une somme supérieure étalée sur quatre ans. Comme eux, de nombreuses formations françaises avancent sur une ligne de crête.
« La situation économique en Europe n’est pas bonne. Les choix sont dictés par l’argent et il n’a pas fallu attendre l’Arabie saoudite pour le savoir », relève un agent préférant rester anonyme, mais proche du dossier Saïmon Bouabré. Selon lui, l’entourage « exigeant » du joueur n’était pas tombé d’accord avec Monaco sur une prolongation, d’où le départ de l’espoir français (cinq apparitions chez les professionnels) vers des cieux plus rémunérateurs.
Pour cet agent, qui supervise de jeunes joueurs du championnat français « désireux de réussir en Europe avant tout », ces derniers, souvent issus de milieux défavorisés, ne sont pas à blâmer de vouloir « mettre leur famille à l’abri ».Comme l’avait expliqué l’international belge Kevin De Bruyne, en juin 2024 : « Si je vais jouer deux saisons là-bas, je pourrai toucher une somme incroyable, comparable ou même supérieure à ce que j’ai gagné lors des 15 saisons précédentes. »
Depuis l’été 2023, il est devenu courant de voir les fins de carrière s’écrire sous les projecteurs du Golfe. Cristiano Ronaldo, Karim Benzema, N’Golo Kanté ou Riyad Mahrez ont notamment répondu à l’appel de la Saudi Pro League. Ce mouvement s’étend désormais aux prologues de carrière.
Pari incertain
D’après les acteurs interrogés, la réalité est implacable : un contrat en Arabie saoudite suffit à faire basculer la vie des joueurs et de leurs proches – entre « maisons de plus de 2 000 mètres carrés », voyages, voitures et investissements fructueux. « Les salaires ont pris des proportions démesurées, reconnaît Bacary Camara, qui gère la carrière de plusieurs joueurs dans le championnat du Qatar. Ce n’est pas la faute des joueurs, mais du marché. S’ils avaient la possibilité de travailler pour dix fois plus que leur salaire, beaucoup d’êtres humains prendraient cette décision. »
D’autant que, rappelle l’agent, la carrière d’un footballeur est « courte », incertaine et parfois interrompue plus tôt que prévu en raison de blessures ou de l’incapacité à se maintenir au plus haut niveau. Beaucoup préfèrent assurer leur avenir tant qu’ils sont en position de négocier, plutôt que de risquer de se retrouver démunis une fois leur carrière terminée.
Pour autant, le pari est incertain. Pour un jeune joueur, quitter son pays natal, sa langue, ses repères, est un saut dans l’inconnu – en Arabie saoudite comme dans d’autres championnats. Même si, pour certains, ces destinations offrent aussi un cadre plus familier sur le plan spirituel et culturel. « Un joueur de confession musulmane va pouvoir exercer sa religion sans restrictions », observe Bacary Camara.
En revanche, les considérations éthiques pèsent peu face aux promesses de contrats mirifiques. Le fait que les libertés fondamentales soient restreintes, les droits des femmes limités, l’homosexualité criminalisée et les voix dissidentes réprimées ne semble pas interférer dans les choix individuels. « Les joueurs s’entraînent et vont au centre commercial en cas de besoin, mais ils vivent en parallèle de la société », remarque Yassine Askri.
Il est difficile d’attendre de jeunes footballeurs qu’ils se muent en hérauts d’une cause quand tous les gouvernements ont normalisé leurs relations avec Riyad. « Pour moi, ce ne sont que des mercenaires attirés par l’amour des dollars », estime néanmoins un agent français, sous le couvert de l’anonymat. Avant de concéder que, si d’aventure il pouvait « faire un coup là-bas, même avec un jeune joueur, [il] renierait tous [ses] principes ».
« Tous les jours, on me sollicite »
Si les promesses économiques sont claires, l’horizon sportif l’est beaucoup moins. Les championnats du Golfe peinent encore à offrir un niveau de compétition comparable aux standards européens, en dépit de progrès – et des propos réitérés de Cristiano Ronaldo, VRP de luxe de la Saudi Pro League. Bien que « les meilleurs clubs [pourraient] jouer en Ligue 1 », juge Yassine Askri, ce championnat, moins exigeant et moins médiatiquement exposé, peut ralentir une progression ou éloigner, au moins pour un temps, les projecteurs des clubs européens ou des sélections.
Ce choix de carrière s’apparente alors à un compromis : grandir ailleurs, en marge du plus haut niveau. « Les joueurs sont de plus en plus intéressés par l’argent et moins par le football, affirme un agent, incluant l’entourage dans le lot. On a mis l’argent au-dessus de tout dans notre société. Quand je dis à mon banquier que j’ai gagné la Ligue des champions, ça ne lui apporte rien. »
Nombreux sont ceux qui, à l’issue d’une courte période, cherchent à rebrousser chemin. Après deux ans passés à Al-Ahli, le milieu de terrain espagnol Gabri Veiga (23 ans) est revenu en Europe cet été, au FC Porto. Nathan Zézé pourrait être tenté de l’imiter dans quelques années, mais ce retour n’a rien d’évident, car le Vieux Continent est oublieux. Et certains ne retrouvent jamais vraiment leur niveau.
Pourtant, le flux ne semble pas près de se tarir. Les transferts vers l’Arabie saoudite qui, il y a à peine quelques années, faisaient figure de nouveauté, voire d’incongruité, s’inscrivent désormais dans une dynamique durable, portée par des moyens sans limites et une stratégie bien rodée. « Tous les jours, on me sollicite », lance Bacary Camara, qui touche, comme les autres agents, une commission inférieure à 10 % sur chaque transfert. Dans ce grand jeu d’intérêts croisés, tout le monde semble trouver son compte. Et d’autres jeunes pépites françaises pourraient bientôt emboîter le pas d’Enzo Millot.
[Source: Le Monde]