Entre la France et le Mali, l’impossible normalisation
L’arrestation d’un agent de la DGSE à Bamako, en août, complexifie davantage une relation bilatérale qui ne cesse de se dégrader depuis le coup d’Etat de 2020. Désormais, presque tous les liens sont coupés entre les deux pays.

C’est une règle tacite connue de tous. Aussi mauvaises soient les relations entre deux pays, il leur reste habituellement un dernier canal de discussion : celui tenu par leurs services de renseignement. Mais depuis l’arrestation de Yann V., un membre de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le 14 août à Bamako, ce lien discret a été rompu entre la France et le Mali, complexifiant davantage une relation bilatérale qui n’a cessé de se dégrader depuis l’arrivée au pouvoir de la junte du général Assimi Goïta par un coup d’Etat, en août 2020.
Dûment accrédité comme agent de la DGSE auprès des autorités maliennes, Yann V. officiait comme deuxième secrétaire à l’ambassade de France à Bamako. Il est accusé d’avoir pris part à une « tentative de déstabilisation » pour laquelle plusieurs officiers maliens ont aussi été arrêtés.
Paris a immédiatement dénoncé des « accusations sans fondement » et réclamé sa « libération sans délai ». « Ce geste est d’autant plus brutal que les Maliens étaient parfaitement au courant de son identité. Il est désormais otage d’Etat, en violation de la convention de Vienne », dénonce une source au Quai d’Orsay. Les dirigeants maliens, eux, assument parfaitement l’interpellation et la détention de Yann V., affirmant détenir des preuves accablantes à son encontre.
Après l’arrestation de quatre autres membres de la DGSE au Burkina Faso, où ils ont été détenus plus d’un an entre novembre 2023 et décembre 2024 pour espionnage présumé, les autorités françaises ont décidé, cette fois, d’opter pour la fermeté. Mi-septembre, elles ont expulsé les deux agents de la sécurité d’Etat (SE, les services de renseignement maliens) qui étaient en poste à l’ambassade du Mali en France et rapatrié les cinq autres membres du poste de la DGSE à Bamako, avant qu’ils ne soient déclarés à leur tour persona non grata.
Coopération antiterroriste
Contrairement au Burkina Faso et au Niger, autres pays dirigés par des juntes souverainistes et avec lesquels il forme l’Alliance des Etats du Sahel (AES), le Mali du général Goïta maintenait, malgré les tensions apparentes, une coopération antiterroriste secrète avec la France. Bien moins étroite qu’avant le putsch de 2020, certes, mais tout de même fonctionnelle. Concrètement, une petite équipe de la DGSE opérait auprès de la SE, à laquelle elle fournissait un appui technique en matière de surveillance et d’interception des communications.
Chaque partie y trouvait son compte. Le Mali continuait de profiter de l’aide des services de renseignement français, dotés de moyens matériels qu’il n’a pas. Quant à la France, elle gardait un pied – et surtout un œil – dans ce pays ouest-africain stratégique, sanctuaire de groupes djihadistes et de trafiquants en tous genres, duquel son armée a été chassée en 2022 après quasiment une décennie de présence.
Entre les deux pays, qui entretenaient déjà des relations difficiles sous l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta (2013-2020), les rapports se sont progressivement durcis à mesure que la junte du général Goïta asseyait son pouvoir et mettait l’ancienne puissance coloniale à distance. Agacés par le président Keïta, qu’ils accusaient d’immobilisme, les diplomates et militaires français avaient pourtant accueilli plutôt favorablement son renversement par un quarteron de colonels, le 18 août 2020. Au cours des premières semaines, ils s’étaient même montrés globalement positifs à l’égard de leurs nouveaux partenaires, notamment sur le plan militaire.
« Nous leur avons laissé une chance en espérant qu’ils prendraient la bonne direction, à savoir lutter vraiment contre les groupes terroristes, et non répliquer à leur profit le système de privilèges qui était en place. Mais nous avons finalement constaté que cela ne tournait pas comme nous l’espérions : il n’y a pas eu de changement significatif sur le plan opérationnel, et ils étaient en train de verrouiller leur pouvoir sur le plan politique », se rappelle un haut responsable français sous le couvert de l’anonymat.
Le 24 mai 2021, la junte d’Assimi Goïta renverse le gouvernement civil de transition et prend pleinement le pouvoir. Avec ce deuxième putsch en neuf mois – « un coup d’Etat dans le coup d’Etat », dénonce Emmanuel Macron –, le divorce devient inéluctable. Les colonels maliens multiplient les déclarations acerbes contre la France, accusée de bien des maux, et négocient secrètement, durant l’été qui suit, l’arrivée des mercenaires du groupe paramilitaire russe Wagner. Leur déploiement au Mali, courant décembre 2021, était une ligne rouge pour Paris.
Des discussions houleuses
L’année suivante ne sera qu’une succession de crises et de vexations mutuelles actant la séparation entre les deux pays : renvoi de l’ambassadeur de France en janvier, départ des derniers soldats français de l’opération « Barkhane » en août, suspension de l’aide publique au développement à destination du Mali en novembre…
En dépit de discussions parfois houleuses, comme lors de l’implantation du Groupe Wagner, le fil n’est jamais totalement rompu. Jusqu’à l’arrestation de l’agent de la DGSE à Bamako, mi-août, différents responsables français confiaient même régulièrement en off que le Mali demeurait le pays de l’AES avec lequel ils avaient les moins mauvaises relations. Au Niger, la rupture a été telle après le putsch du général Abdourahamane Tiani, en juillet 2023, que la France a fermé son ambassade à Niamey. Au Burkina Faso, la chancellerie française est toujours ouverte, mais elle fait figure de coquille vide, tant le capitaine Ibrahim Traoré se montre hostile envers Paris.
A Bamako, outre la coopération antiterroriste entre services de renseignement, un chargé d’affaires permanent remplace l’ambassadeur depuis son renvoi, début 2022. Il était ponctuellement reçu, au gré des dossiers, par des ministres, des secrétaires généraux de ministères ou des membres des forces de défense et de sécurité. Une petite coopération culturelle se poursuivait également, notamment à travers les programmes de l’Institut français. Les écoles et le lycée français de la capitale malienne demeurent aussi ouverts – certains enfants de ministres y sont d’ailleurs scolarisés. Quant au consulat de France, il reste accessible bien qu’il ne délivre des visas qu’au compte-goutte.
Mais la détention de Yann V. change la donne, assurent plusieurs sources officielles françaises. « On ne va pas continuer comme avant, comme si de rien n’était. C’est une décision très hostile. Toute reprise d’un éventuel dialogue commence par sa libération », affirme l’une d’elles.
Se pose alors la question de la stratégie des autorités françaises vis-à-vis de leurs homologues maliennes. Entre l’Elysée, le Quai d’Orsay, le ministère des armées et le boulevard Mortier, siège de la DGSE, les différents acteurs impliqués ne sont pas toujours d’accord sur la conduite à tenir. Certains sont favorables à durcir encore la posture, estimant qu’il est difficile de ne pas réagir davantage face à un tel acte. D’autres moins, afin de ne pas provoquer une escalade et de donner du grain à moudre à la junte, dont un des ressorts est justement de capitaliser, non sans un certain succès, sur cette défiance populaire à l’égard de la France.
« Montrer les muscles »
« Depuis cinq ans, la France ne fait que subir et prendre des coups au Mali, sans jamais répondre. Les militaires au pouvoir font monter la sauce et rendent les Français responsables de tout. Il serait peut-être temps de montrer davantage les muscles », estime un grand patron malien qui a souhaité rester anonyme. Reste à savoir comment et avec quelles conséquences. En raison de la déconnexion croissante entre les deux pays, les moyens de pression français sur Bamako ne sont de toute façon guère nombreux.
En attendant de trouver la bonne formule, les responsables français ont demandé à certains de leurs partenaires européens et africains d’intervenir auprès des autorités maliennes pour tenter d’obtenir la libération de leur agent. Parmi eux, le Maroc, qui avait déjà joué un rôle de médiateur décisif dans la libération des quatre membres de la DGSE détenus au Burkina Faso.
« Cela prendra le temps qu’il faudra, mais le contact finira par se rétablir entre Paris et Bamako. Et à terme, la relation bilatérale s’apaisera, prédit un ancien ministre d’Ibrahim Boubacar Keïta. Nos sociétés sont imbriquées, avec des milliers de citoyens binationaux et une importante diaspora malienne en France. Nos deux pays sont trop liés pour rompre définitivement. »
Vu de Paris, c’est surtout l’évolution sécuritaire au Mali et plus largement au Sahel, où les groupes djihadistes continuent de gagner du terrain, qui inquiète. Cela pourrait rebattre les cartes de la géopolitique locale et mettre en difficulté les Russes, qui, comme les Français avant eux, échouent à sécuriser cette immense zone. « Si cette région devient un enjeu de sécurité internationale, tout le monde aura un rôle à jouer, nous y compris, même s’il est évident que nous ne serons plus en première ligne comme avant », conclut le haut responsable français précédemment cité.
[Source: Le Monde]