« Il faudrait apprendre à nos élèves à dormir comme on leur apprend à lire »
Dans une tribune au « Monde », Meryam Ennouamane Jouali, professeure en lycée professionnel, constate que le manque de sommeil devient chronique parmi ses élèves. Elle l’impute aux écrans invasifs, qui accaparent les jeunes cerveaux parfois tard dans la nuit, d’autant plus si l’espace familial manque de cadres.

Ils sont là, les yeux mi-clos, le front penché sur la table, comme vaincus par une bataille invisible. Dans le silence de la classe, on devine une fatigue lourde, pas seulement physique : une fatigue de vivre dans un monde qui les malmène dès le réveil.
Le sommeil, dans notre société dopée à l’urgence et asphyxiée par les écrans, est devenu un luxe. Il est aussi devenu politique. Dormir, aujourd’hui, c’est désobéir aux injonctions de performance, de consommation, de connexion permanente. Pour mes élèves, c’est parfois un combat perdu d’avance. Car il faut comprendre ce que signifie vivre dans un monde où l’on ne possède ni silence, ni chambre à soi, ni rythme respecté, ni modèle familial structurant.
Dormir n’est pas une option. C’est une condition de survie, aussi vitale que manger ou respirer. Le cerveau, cet organe que l’école sollicite à chaque instant, ne peut fonctionner sans sommeil réparateur. La mémoire, la concentration, les émotions, la capacité à raisonner et même à rêver d’une autre vie – tout cela s’effondre si la nuit a été remplacée par TikTok, par l’angoisse ou par la lumière froide d’un écran veillant plus tard que les parents.
Fatalité silencieuse
Des études ont prouvé que dormir moins de six heures par nuit, de manière chronique, revient à vivre avec l’intelligence ralentie d’une personne en état d’ivresse. Et pourtant, nous laissons cette privation s’installer, comme une fatalité silencieuse, dans les quartiers populaires, chez les enfants des exils, chez les jeunes invisibles que l’école tente de sauver.On ne peut pas demander à un élève de se lever à 6 heures s’il s’endort à 3 heures, happé par des flux d’images, de likes, de notifications conçues pour coloniser son attention. Les géants du numérique ne dorment jamais ; ils veillent, avec leurs algorithmes affamés, pour voler aux enfants leurs heures les plus précieuses. Le sommeil est devenu la dernière frontière d’un capitalisme qui n’épargne rien : ni les corps, ni les nuits, ni les rêves.
Nos élèves, souvent, n’ont pas de frontières : ni culturelles, ni matérielles, ni temporelles. Leur téléphone devient leur refuge, leur seul compagnon fidèle. Et l’école, qui réclame rigueur, concentration et discipline, apparaît comme une violence supplémentaire, un lieu où l’on exige d’eux une posture qu’ils ne peuvent pas assumer – parce qu’ils n’ont pas dormi.
Et si nous disions aux élèves que dormir, c’est aussi une manière d’exister pleinement ? Que le sommeil est une forme de soin de soi, un espace de reconstruction intérieure, un moment où le cerveau classe, répare, ordonne ? Que chaque nuit, loin d’être un néant, est une œuvre secrète du vivant ?
Il faudrait apprendre à dormir comme on apprend à lire. Revaloriser les rituels de coucher, déconnecter le numérique, écouter le silence, sentir son corps ralentir. Dans une société qui glorifie la vitesse, il est urgent de réapprendre la lenteur. Dormir n’est pas perdre du temps. C’est reprendre le pouvoir.
La première révolution à mener
Le sommeil est un droit. Et ce droit est nié chaque nuit pour des millions de jeunes, faute de sécurité, de structure, de paix intérieure. Dans les quartiers pauvres, on parle beaucoup d’échecs scolaires, mais rarement de rythmes biologiques. Comment apprendre si l’on vit en « jet-lag » permanent entre son horloge biologique et celle de l’institution ?
Il est temps que l’école intègre cette réalité. Que les professeurs ne se contentent pas de blâmer les élèves qui « dorment en cours », mais se demandent ce que cela dit du monde dans lequel ils grandissent. Que l’on pense des projets autour de l’hygiène du sommeil, que l’on organise des ateliers sur les écrans, que l’on invente des espaces de repos, même symboliques.
Dormir, c’est peut-être la première révolution douce que nos élèves peuvent mener. Une manière de se dire : « Je vaux mieux que l’épuisement qu’on m’impose. » Une manière de dire non à la tyrannie de l’instant, au vacarme des réseaux, au mépris des corps fatigués.
Il n’y aura pas de réussite scolaire durable sans sommeil. Pas de projet d’avenir sans rêves nocturnes. Pas d’élève debout sans enfant reposé. Alors apprenons à nos jeunes que dormir, loin d’être une fuite, est une force. Une lumière dans l’ombre. Un acte de résistance.
Meryam Ennouamane Jouali est professeure de lettres et d’histoire en lycée professionnel et spécialiste de l’enseignement aux élèves à besoins particuliers. Elle publiera à l’automne chez Chronique sociale le guide « Agir pour l’inclusion scolaire. Fiches pratiques pour enseigner autrement ».
[Source: Le Monde]