Le marchand d’armes, la fille du général et le fou du volant : une bataille d’héritage aux allures d’affaire d’Etat

Akram Ojjeh a bâti sa fortune en étant l’intermédiaire des ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite, jusqu’à sa mort, en 1991. La bataille juridique que sa troisième épouse syrienne, Nahed Tlass-Ojjeh, et son fils, un collectionneur de voitures de luxe, livrent au reste de la famille pourrait être un banal conflit d’héritage. Mais ses ramifications touchent à des affaires d’Etat.

Juin 30, 2025 - 06:51
Le marchand d’armes, la fille du général et le fou du volant : une bataille d’héritage aux allures d’affaire d’Etat
L’homme d’affaires saoudien Akram Ojjeh, lors de son rachat du paquebot « France », en 1977. LAURENT MAOUS/GAMMA-RAPHO

Cet inconnu vient de sauver le France. Le 24 octobre 1977, Akram Ojjeh, homme d’affaires né en Syrie et citoyen saoudien, pose pour la presse à Paris, tout sourire. Il tient dans les mains la maquette du paquebot. Le France était une fierté nationale lorsqu’il a été mis à l’eau, en 1960. Le bateau assure des traversées transatlantiques et des croisières autour du monde, jusqu’en 1974. Manque de rentabilité, choc pétrolier, concurrence de l’avion… Il est désarmé depuis trois ans, amarré au Havre, dans l’attente des ferrailleurs ou d’un repreneur, quand Akram Ojjeh décide de l’acheter.

Il explique un peu plus tard vouloir l’ancrer au large de la Louisiane ou du Québec, des terres francophones, et en faire « une sorte de musée flottant, conçu pour illustrer les multiples manifestations artistiques et techniques du génie français, selon une interview au Monde, le 23 janvier 1978. Toute ma culture a été française depuis mon plus jeune âge,justifie-t-il. Et puis, les sentiments à l’égard d’une femme ou… d’un pays, ça ne s’explique pas. »

Ce projet n’aboutit pas et, moins de deux ans après être devenu propriétaire du navire, il le revend à un armateur norvégien. Une mésaventure vite oubliée. Dans les années 1980, voilà Akram Ojjeh propriétaire d’une des plus belles collections d’art privées au monde et de la marque de montres de luxe TAG Heuer. Il est également copropriétaire de l’écurie de formule 1 McLaren. On en a presque oublié l’origine de sa fortune. Depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, il est l’intermédiaire des ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite : il négocie le prix des canons et le montant des bakchichs. Le milliardaire meurt en 1991, à 73 ans. Le plus jeune de ses enfants a 4 ans. Lui aussi s’appelle Akram Ojjeh et deviendra une personnalité de son époque.

Coanimateur de « Top Gear France »

Akram Ojjeh fils a aujourd’hui 38 ans, et c’est sous le nom d’Akram Junior qu’il mène sa carrière d’influenceur, spécialiste des voitures de luxe. Il dépasse le million d’abonnés sur YouTube et Instagram et a fait ses débuts à la télévision, le 14 mai, comme coanimateur de « Top Gear France », une émission automobile sur RMC Découverte. Ses fans apprécient autant l’expert que le personnage, avec sa casquette de base-ball, sa barbe de trois jours et son franc-parler. Sur sa chaîne YouTube, on peut le voir tester sur la route son nouvel achat, une Porsche Taycan Turbo S.

Un bolide électrique puissant mais gourmand en énergie, prévient-il : « J’ai la chance, grâce à ma famille de vendeur d’armes, d’avoir de l’argent et donc d’avoir d’autres voitures à côté. Du coup, je suis pas là en train de flipper, “Ah, j’ai pas d’autonomie”. (…) Si ça m’emmerde, j’en prends une autre. » Pour une story du soir sur Instagram, le voilà dans son garage, devant un autre achat récent, sa Rolls-Royce Phantom. C’est bien simple, explique-t-il tristement, à chaque fois qu’il achète une Rolls, « il y a toujours quelque chose qui va foutre la haine. Et pourtant, c’est les plus belles voitures, regardez cette ligne… » Il raconte les recherches de pièces détachées, les contacts avec « des vendeurs de merde en Angleterre », « les heures passées à attendre ce putain d’UPS », puis lâche, l’air seulement à moitié rigolard : « Rolls-Royce, fils de pute, va ! »

Akram Ojjeh Junior et une de ses Porsche, en 2021.

Le soir du 4 mars, Akram Junior se pose devant son ordinateur pour un face caméra sur YouTube, une heure de confidences à « la famille », comme il appelle ses fans. Il est vite question de son autre famille, la vraie. De feu son père, mais aussi de sa mère, Nahed Tlass-Ojjeh, 65 ans. Sa famille à elle était une des plus puissantes de Syrie sous la dictature des Assad. Elle est une de ces personnalités riches et influentes, courtisées par le Tout-Paris et dont le grand public ne sait rien. Akram Junior le résume avec une des formules qui font son succès : « Ma mère, elle a un bras tellement long, frérot, j’aimerais pas me le prendre dans le fion. »

A l’abri aux îles Caïmans

Il sait bien ce que ses détracteurs racontent, sur les réseaux, à propos de son ascendance et de l’argent qui finance ses engins : « “Ah mais, c’est des voitures qui ont été achetées avec l’argent des armes…” C’est pas que c’est méchant, mais c’est erroné, parce que (…), vous le savez la famille, j’ai pour l’instant presque, presque rien touché de mon héritage. » Ce n’est pas la première fois qu’Akram Ojjeh fait allusion à ce conflit de succession qui déchire les héritiers. « C’est juste un énorme gâchis parce qu’on nous a appris à nous détester (…). Il y a tellement d’argent, tellement de parts dans des sociétés, tellement de choses en jeu que personne n’a envie de lâcher le morceau, autant nous qu’eux », se désole le fils, ce même jour sur YouTube.

Eux, ce sont les enfants et petits-enfants du marchand d’armes, issus de ses deux premiers mariages, éparpillés entre l’Angleterre, la Californie, la Suisse, l’Egypte, Bahreïn ou les Emirats arabes unis. Car depuis trois décennies, Nahed Tlass-Ojjeh accuse le reste de la famille de sous-valoriser la part de l’héritage devant leur revenir, à elle et à son fils. Trois décennies à tenter de convaincre la justice, sans grand succès pour l’instant, et à enchaîner les procédures en France, en Suisse ou aux îles Caïmans, le paradis fiscal où le marchand d’armes avait mis à l’abri sa fortune.

« Je vis avec ce procès, c’est comme un membre de la famille qui n’est jamais là, qu’on n’a jamais vu mais qui existe », s’amuse au téléphone Akram Junior. Il ne souhaite pas révéler le montant exact dont sa mère et lui auraient été spoliés, mais il y en aurait, assure-t-il, pour plusieurs centaines de millions d’euros : « Ma mère est acharnée, elle ne lâchera jamais, et j’ai été briefé. Si, demain, il lui arrive quelque chose, je reprendrai direct. »

Nahed Ojjeh, elle, ne souhaite pas s’exprimer dans les médias sur cette affaire. Les avocats des autres héritiers ont décliné nos sollicitations ou n’y ont pas donné suite. Seul Akram Junior évoque l’affaire sans complexe devant sa « commu » (sa communauté sur les réseaux). « Je n’en ai pas honte, je suis né milliardaire, nous explique-t-il. Je ne peux pas dire : “Je me suis fait de zéro.” (…) Je n’ai jamais menti, et c’est ça que les gens apprécient, ils apprécient l’honnêteté parce que sur les réseaux, vous avez une tonne de créateurs de contenus qui disent : “Je me suis fait de zéro” alors que ce n’est pas vrai… »

Commissions et bakchichs

L’histoire commence dans un monde ancien, sans réseaux sociaux. Akram Ojjeh naît en Syrie en 1918, deux ans avant que la Société des nations place le pays sous mandat français. A la fin de sa scolarité, une bourse lui permet d’étudier en France. Selon les récits de sa jeunesse qu’il fera à la presse dans les années 1970, il compte d’abord devenir professeur de sport, puis il se lance dans des études de droit et de lettres.

Pendant la seconde guerre mondiale, on le croise à Vichy, travaillant pour le ministère de l’information sur des émissions de radio en arabe, destinées à l’Afrique du Nord. Il assure avoir fui la ville en novembre 1942, à l’arrivée des Allemands en zone libre. En 1946, il crée sa petite société d’import-export entre la France et les pays arabes, Les Deux Mondes, avec un bureau sur les Champs-Elysées. Akram Ojjeh a des contacts dans le jeune et riche royaume d’Arabie saoudite, où il vend des machines, des tissus et, vite, des cartouches.

Akram Ojjeh à son bureau, en 1977, avec son fils aîné, Mansour, qui a géré sa fortune après sa mort.

L’homme incarne une époque révolue, et bénie, pour les marchands d’armes. Il apprend le métier auprès du plus légendaire d’entre eux, le Saoudien Adnan Khashoggi, en tant que modeste associé pour le marché franco-saoudien. Au début des années 1970, il prend son indépendance et devient incontournable. Non seulement les commissions sur les ventes d’armes à l’étranger sont encore légales (la France les interdira en 2000), mais le gouvernement, par l’intermédiaire de sa délégation ministérielle pour l’armement, lui garantit 7 % de commission sur le moindre contrat.

Le pourcentage peut grimper bien plus haut, selon les matériels et, surtout, selon le montant des rétrocommissions : l’intermédiaire doit en effet se charger de verser les bakchichs, piochés dans sa propre enveloppe, et de les distribuer discrètement, car eux sont déjà illégaux à l’époque. Akram Ojjeh a pris la nationalité saoudienne. Le prince Sultan, demi-frère du roi et ministre de la défense, en a fait son délégué permanent et officiel en Europe. A Paris, il est fait chevalier de la Légion d’honneur dès 1950, sous la présidence de Vincent Auriol, promu officier en 1974 sous Valéry Giscard d’Estaing, et commandeur en 1983 sous François Mitterrand, apprécié par les pouvoirs de droite comme de gauche.

Scandale politico-financier

Parmi les plus beaux coups de sa carrière, le contrat Sawari-1, signé en 1980 : quatre frégates, deux pétroliers ravitailleurs et vingt-quatre hélicoptères embarqués, une commande de 14 milliards de francs (plus de 2 milliards d’euros). Mieux encore, Shahine-2, en 1984 : 35 milliards de francs (plus de 5 milliards d’euros) pour un système de défense antiaérien destiné à couvrir tout le royaume, notamment avec des batteries de missiles sol-air montées sur des châssis de chars AMX-30. En 1990, s’ouvrent les discussions pour un contrat Sawari-2, en vue de la livraison de nouvelles frégates. Mais Akram Ojjeh meurt en octobre 1991.

Il ne verra pas ce dossier finir en scandale politico-financier. Sawari-2 devient en effet un des volets financiers de « l’affaire de Karachi », portant sur l’utilisation de rétrocommissions pour financer la campagne présidentielle d’Edouard Balladur, en 1995. La Cour de justice de la République a relaxé l’ancien premier ministre, mais elle a condamné en 2021 l’ancien ministre de la défense, François Léotard (mort en 2023), à deux ans de prison avec sursis. Dans cette même affaire, la cour d’appel de Paris a confirmé en janvier la condamnation de Ziad Takieddine, l’intermédiaire introduit dans les négociations par François Léotard, à cinq ans de prison ferme.

Akram Ojjeh, 61 ans, et sa troisième épouse, Nahed Tlass-Ojjeh, 19 ans, en 1979.

L’homme d’affaires a déjà eu deux épouses et sept enfants lorsqu’il se marie avec Nahed Tlass, en 1978. Il a 60 ans, elle en a 18. Elle est la fille du général Mustapha Tlass, le ministre de la défense syrien, un vieil ami du dictateur Hafez Al-Hassad. A Paris, le couple et son fils, Akram, né en 1986, habitent un des plus beaux hôtels particuliers du 16earrondissement, 3 000 mètres carrés place des Etats-Unis, là même où la vicomtesse de Noailles recevait écrivains et artistes dans les Années folles (c’est aujourd’hui le Musée de la maison Baccarat).

Alain Prost, Ayrton Senna

Akram Ojjeh y expose une partie de sa collection d’art et de mobilier ancien. On peut admirer Le Pont de Trinquetaille,de Vincent Van Gogh, pas loin d’une commode Louis XVI décorée de mosaïques et estampillée par les deux plus grands ébénistes de leur temps, Carlin et Weisweiler. C’est aussi là qu’Akram Ojjeh a installé son bureau. Il y supervise la holding qu’il a fondée en 1975 pour réinvestir l’argent des armes et diversifier ses activités, baptisée TAG Group, pour « Techniques d’avant-garde ». Dans son portefeuille, des investissements dans des hôtels, des compagnies aériennes, un chantier naval ou encore des montres, avec le rachat en 1985 de la marque de luxe suisse Heuer, rebaptisée TAG Heuer.

Aziz et Mansour Ojjeh, sur le circuit Paul-Ricard, dans le Var, en 1983.

Akram Ojjeh a déjà réfléchi à la transmission de sa fortune à ses héritiers. Il a transféré le contrôle de TAG Group à un trust créé aux îles Caïmans, un paradis fiscal des Caraïbes. Cette structure financière gérera le patrimoine familial pour le compte de tous les héritiers. Pas de surprise sur l’identité du successeur désigné à la tête de TAG Group et du principal trustee (administrateur du trust) : ce sera Mansour Ojjeh, le fils aîné, né du premier mariage, déjà vice-président du groupe.

Ce jet-setteur aux cheveux mi-longs, installé à Genève, est à l’origine de l’investissement le plus spectaculaire de TAG Group, en 1985 : l’entrée à hauteur de 50 % dans le capital de l’écurie McLaren. Le 6 octobre 1985, Mansour Ojjeh est à Brands Hatch, le circuit britannique de formule 1, pour fêter Alain Prost : le Français vient de remporter son premier championnat du monde. L’année suivante, Prost est rejoint chez McLaren par un Brésilien, Ayrton Senna. Les victoires vont s’enchaîner pour McLaren et son nouvel actionnaire.

Quand son père meurt, Mansour Ojjeh a 38 ans. Sa belle-mère, Nahed Tlass-Ojjeh, en a 31. Son demi-frère, Akram, en a 4. Rapidement, « une méfiance regrettable s’instaure dans la relation entre Mme Ojjeh d’un côté, et le reste de la famille du fondateur du trust [Akram Ojjeh père] d’autre part. Mansour Ojjeh étant en particulier, en sa qualité de fils aîné, considéré par [Mme Ojjeh] comme son principal adversaire », résume la Haute Cour de justice des Caïmans dans un jugement de 2012, racontant sur 200 pages l’histoire du conflit familial. Début 1992, Nahed Tlass-Ojjeh saisit pour la première fois la justice, aux Caïmans et en France, émettant des doutes sur la gestion du trust. Ce n’est qu’un échauffement.

Immunité diplomatique

La priorité de Nahed Tlass-Ojjeh, c’est de garder le contrôle des œuvres d’art et des meubles anciens. Ils appartiennent à une société du groupe, TAG Art, mais la veuve prétend qu’ils relèvent du patrimoine de son couple, pas de celui contrôlé par le trust. Fin octobre 1992, Mansour Ojjeh écrit à Nahed Tlass-Ojjeh pour l’informer que le trust compte faire photographier et cataloguer les œuvres se trouvant dans l’hôtel particulier parisien. Quelques jours plus tard, des courriers de Nahed Tlass-Ojjeh et de son avocat lui apprennent que non seulement la veuve de son père lui interdit l’accès à l’hôtel particulier, mais qu’elle a la Convention de Vienne pour elle : la fille de ministre syrien vient de se faire nommer diplomate « attachée » auprès de l’ambassade de Syrie à Paris. Sa nouvelle immunité diplomatique la protège de toute saisie, et même de toute visite non souhaitée, à son domicile.

Un homme se vante, dans ses Mémoires, d’avoir suggéré cette astuce. Il connaît le droit, car il est avocat de profession, et la diplomatie, car il est alors le ministre des affaires étrangères français en exercice. Roland Dumas (mort en 2024) entretient à l’époque une liaison avec Nahed Tlass-Ojjeh. « Je ne me cachais pas pour aller chez elle avec mon chauffeur et mes gardes du corps (…), écrit-il dans son livre, Dans l’œil du minotaure (Le Cherche Midi, 2013). Fidèle à mon goût de la provocation, je n’étais pas mécontent d’agiter ainsi le microcosme. »

Nahed Tlass-Ojjeh et son fils, Akram Ojjeh Junior, en 2007.

Au Quai d’Orsay et au contre-espionnage, on est plus qu’agité devant cette relation entre un ministre septuagénaire et détenteur de secrets d’Etat, et une trentenaire riche et séduisante, fille du ministre de la défense d’un pays peu ami de la France. Arrivent les législatives de 1993. Roland Dumas se représente dans sa circonscription de Dordogne, avec une bonne nouvelle : une mystérieuse Fondation Tlass veut offrir un scanner à l’hôpital de Sarlat, un cadeau de 8 millions de francs. La présidente de la fondation, Nahed Tlass-Ojjeh, est « une amie personnelle de M. Dumas », écrit pudiquement Le Monde. Polémique, défaite électorale de Roland Dumas, rupture entre l’ancien ministre et la veuve.

Politiciens, patrons et journalistes

L’affaire est vite oubliée. Les soirées organisées par Nahed Tlass-Ojjeh continuent d’attirer des hommes politiques, des grands patrons, des académiciens, ou des journalistes – Franz-Olivier Giesbert, alors directeur du Figaro, est son compagnon pendant une partie des années 1990. La veuve est devenue une des plus grandes mécènes de Paris. En mai 2001, la Bibliothèque nationale de France tente de préempter le manuscrit de Voyage au bout de la nuit, de Céline, acheté aux enchères par un particulier pour 1,8 million d’euros. La BnF n’a que 800 000 euros à sa disposition ? La mécène apporte sans difficulté le million manquant.

En juillet 1999, huit ans après la mort d’Akram Ojjeh père, les héritiers signent enfin un accord. Nahed Tlass-Ojjeh et son jeune fils sortent du trust des Caïmans avec l’équivalent de 173,3 millions de dollars. Comme elle le souhaitait, Nahed Tlass-Ojjeh hérite de la collection d’art, valorisée dans cet accord à 92,6 millions de dollars, selon un jugement de 2012 au tribunal des îles Caïmans. Elle obtient l’autre partie en cash : 80,7 millions de dollars pour Akram Ojjeh fils. Il n’a que 12 ans.

En attendant sa majorité, cette fortune est mise à l’abri dans un nouveau trust et sur un autre paradis fiscal, l’île anglo-normande de Guernesey. Tout se passe d’abord comme prévu. Désormais propriétaire de la collection, Nahed Tlass-Ojjeh peut la disperser aux enchères, en novembre et décembre, lors de trois ventes événements organisées par Christie’s à New York, Londres et Monaco. Puis elle dénonce l’accord et rouvre le conflit.

TAG Heuer revendu à LVMH

C’est que, début juillet, quelques jours après la signature de cet accord, TAG Group a annoncé la cession d’une partie du capital de McLaren à Mercedes. Puis, en septembre, le groupe a vendu les montres TAG Heuer à LVMH. La veuve assure qu’on lui a caché les négociations en cours sur ces opérations, qui modifiaient la valeur du groupe et, donc, celle de son enveloppe de départ. Elle estime avoir été lésée de 50 millions de dollars. Les trustees affirment quant à eux avoir respecté les règles fiduciaires et qu’il n’y a pas eu de rétention d’information ou de manipulation. Nahed Tlass-Ojjeh saisit la Haute Cour des Caïmans qui, en 2012, la déboute. Les juges estiment qu’elle ne pouvait pas se dédire d’un accord dont elle avait étudié, négocié et approuvé chaque détail. En revanche, ils considèrent que son fils, mineur à l’époque, ne pouvait pas maîtriser le sujet : les trustees sont condamnés à lui verser une compensation de 7,6 millions de dollars (presque 9 millions d’euros).

C’est à la même époque, au tournant des années 2000 et 2010, qu’Akram Ojjeh Junior se fait un nom sur Internet. Avec des copains des beaux quartiers parisiens, il se filme au volant de grosses voitures. Leurs vidéos, postées sur Dailymotion – et aujourd’hui introuvables –, ont leur petit succès. Comme « L’enfer du Cayenne », dans laquelle le jeune homme roule à toute berzingue dans Paris en Porsche Cayenne. Puis il investit son argent de poche, nous explique-t-il, dans le secteur du BTP, dans un pays du Moyen-Orient qu’il ne souhaite pas identifier : « J’ai investi et j’ai fait des millions, je fais de l’argent tout seul, maintenant. »

A l’automne 2021, Nahed Tlass-Ojjeh et Akram Junior assignent devant le tribunal judiciaire de Paris, pour « recel successoral », tous les autres héritiers, soit les six demi-frères de l’influenceur et les enfants du septième. Car Mansour Ojjeh est mort quelques mois plus tôt, en juin 2021, à 68 ans. La procédure engagée par Nahed Tlass-Ojjeh et Akram Junior le vise directement. Pour la première fois devant la justice, il est question du sujet le plus sensible pour la famille : les commissions versées au patriarche sur des ventes d’armes. Les plaignants estiment que, sous la direction de Mansour Ojjeh, les autres héritiers ont oublié de partager avec eux les commissions portant sur les derniers contrats d’Akram Ojjeh père, « négociés ou conclus par le défunt et dont l’exécution s’est poursuivie après son décès ».

Guerre civile en Syrie

Au total, Nahed Tlass-Ojjeh et son fils estiment que les parties adverses ont oublié de mettre au pot commun pas moins de 1,4 milliard d’euros de commission. L’avocat d’un des héritiers visés, en nous réclamant l’anonymat, dément catégoriquement ces accusations. Le 19 septembre 2024, comme l’a relevé Gotham City, lettre d’information spécialisée dans la justice financière, le tribunal judiciaire de Paris s’est déclaré incompétent pour traiter ce dossier. Il estime qu’Akram Ojjeh ne pouvait être considéré comme un résident français : s’il vivait en France, il avait choisi la citoyenneté saoudienne et avait regroupé ses affaires dans un trust aux Caïmans.

Nahed Tlass-Ojjeh et son fils ont fait appel. De source judiciaire, une audience devant la cour d’appel de Paris est prévue en novembre. Au cas où la justice française se déclarerait finalement compétente, il faudrait étudier le dossier sur le fond, la promesse d’autres longues années de procédure. « Le destin de la famille Ojjeh est extraordinaire, mais la durée de ce dossier ne l’est pas tant que cela, relativise MFrançois Buthiau, l’avocat de Nahed Ojjeh et son fils. Akram Ojjeh était extrêmement fortuné : on ne liquide pas une maison de campagne, on liquide des actifs de toutes natures à travers le monde entier, avec des enjeux financiers importants. »

La mère et le fils doivent, au même moment, se battre sur un autre front : la fortune maternelle. En Syrie, la guerre civile éclate en 2011. La famille de Nahed Tlass-Ojjeh rompt avec le régime. Mustaphaa Tlass, son père, ancien ministre de la défense, et le général Manaf Tlass, son frère, proche de Bachar Al-Assad, s’enfuient en France. La situation est plus compliquée pour l’autre frère, Firas Tlass, patron de la holding MAS. Cette holding et le groupe français Lafarge ont monté ensemble une cimenterie dans le nord de la Syrie.

Lorsque l’organisation Etat islamique (EI) a pris le contrôle de la zone, l’usine a poursuivi son activité, permise, selon l’enquête judiciaire, par des versements à des groupes armés locaux, notamment l’EI. Firad Tlass est un des huit prévenus du procès prévu en septembre au tribunal correctionnel de Paris pour financement du terrorisme. Ils contestent toute volonté de soutenir des terroristes, invoquant un contexte de coercition et une gestion de crise en territoire de guerre.

En décembre 2024, le régime syrien s’est effondré. Bachar Al-Assad s’enfuit à Moscou. « On a énormément de biens en Syrie, notamment à Damas, mais genre, vraiment énormément de biens », révèle à ce moment-là Akram Junior dans une story sur Instagram. Surtout, explique-t-il, cette partie-là de sa famille aurait, en Syrie, « une vraie somme d’oseille ». Il n’en dira pas plus : « Par respect pour beaucoup, je peux pas dire la somme ici, frère, y en a qui vont tomber de leur chaise. » Peut-être une nouvelle fortune en vue pour le passionné de voitures de luxe.

[Source: Le Monde]