En Ile-de-France, depuis le 7-Octobre, de plus en plus de familles juives cherchent à « rejoindre un endroit qu’elles perçoivent comme plus sûr »
Face à la montée de l’antisémitisme, le mouvement de recomposition de la présence des juifs dans Paris et sa banlieue, où vit environ la moitié des quelque 500 000 juifs français, s’est accentué.

Tous les dimanches depuis dix ans, sur les coups de 8 heures du matin, Alain Benhamou monte dans sa voiture et rejoint la synagogue de Bondy, en Seine-Saint-Denis. La ville voisine de Villemomble, où il habite, compte des lieux de prière plus proches, mais c’est d’autre chose dont il s’agit : de fidélité à une synagogue qu’il a fréquentée pendant quarante et un ans, et d’éviter que la petite communauté bondynoise disparaisse tout à fait.
M. Benhamou, 80 ans, a quitté Bondy fin 2015, après un cambriolage à caractère antisémite (des « sale juif » laissés sur les murs) qui faisait lui-même suite à d’autres incidents. « Une deuxième fuite », dit-il, après le départ de sa famille d’Algérie, au début des années 1960. C’est à la même période, en 1962, que la synagogue de Bondy a vu le jour. Depuis 2015, après que des bouteilles incendiaires ont été lancées sur la façade, l’édifice est dissimulé derrière de hauts murs.
La communauté a longtemps été l’une des plus importantes de Seine-Saint-Denis – jusqu’à 600 familles, installées dans les tours et les pavillons de la commune, avec ses restaurants, ses magasins… Cette grandeur passée n’est plus qu’un souvenir. Ce dimanche matin de fin juin, ils sont seulement cinq, en comptant le rabbin Avraham Lahmi, réunis pour la prière quotidienne.
Tout ce que veut éviter M. Benhamou : en deçà de 10 hommes adultes, le minian (« quorum ») n’est pas atteint, impossible de réciter certaines prières, comme celle pour les morts. « J’ai essayé de redynamiser la communauté, mais c’est peine perdue », souffle le rabbin, natif de Bondy et installé au Raincy (Seine-Saint-Denis). L’homme de 47 ans refuse toutefois de céder au pessimisme. Durant l’heure de marche qui le mène de chez lui à sa synagogue, pour shabbat, il n’a jamais eu le moindre problème, kippa sur la tête. Au contraire, les passants, « y compris les musulmans », se montrent parfaitement cordiaux.
Grande solitude
Le départ des juifs de Bondy s’inscrit dans un mouvement plus large et déjà ancien de recomposition de la présence des juifs en Ile-de-France, où sont établis environ la moitié des quelque 500 000 juifs français. Cette « alya intérieure », en référence au mouvement parallèle de départ des juifs vers Israël, suit la litanie des épisodes traumatiques pour la communauté juive et des poussées d’antisémitisme : seconde Intifada en 2000, meurtre d’Ilan Halimi en 2006, attentats de Mohammed Merah en 2012, attentat contre l’Hyper Cacher en 2015…
La date du 7 octobre 2023 vient désormais s’ajouter à cette liste. L’attaque terroriste perpétrée par le Hamas et la réponse d’Israël dans la bande de Gaza se sont traduites, en France, par une explosion des actes antisémites. « Le 7-Octobre a marqué la généralisation à la société française d’une forme d’antisémitisme d’atmosphère, qui n’est plus réservée à quelques quartiers, note Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Des actes sont constatés partout, y compris dans des petites villes. Face à ça, le réflexe est de chercher des lieux où une forme de structure communautaire suffisamment solide et implantée permet de juguler cette pression. »
« Par rapport à d’autres pays européens où les communautés sont très concentrées, il y a en France un grand éparpillement, confirme le grand rabbin Moché Lewin, qui exerce au Raincy. Or, aujourd’hui, l’isolement est vécu comme un problème. Les gens se regroupent, principalement dans les villes où sont implantées des écoles juives. » Cet isolement fait aussi écho à la grande solitude que beaucoup de juifs français disent avoir ressentie après le 7-Octobre, attendant en vain la compassion et le soutien de leurs proches et voisins non juifs.
Le triangle formé par Le Raincy, Villemomble et Gagny, qui compte deux établissements confessionnels importants, est ainsi devenu le principal pôle d’attraction pour la Seine-Saint-Denis, au détriment d’autres villes du département : La Courneuve, Villepinte, Stains, Pierrefitte, Aubervilliers… « Quand je suis arrivé, en 1997, il y avait une petite pâtisserie juive sur le secteur », se souvient le rabbin Lewin. Aujourd’hui, on compte trois supermarchés casher, des restaurants, des boucheries… Chaque semaine ou presque, de nouvelles familles viennent se présenter à l’issue de l’office de shabbat.
« Climat oppressant »
Ces mouvements de population sont en partie « naturels » – « des évolutions sociologiques et générationnelles comme en connaissent tous les Français », dit Yonathan Arfi, du CRIF. En clair, au moment d’entrer dans la vie active, les jeunes couples ont tendance à chercher « mieux » pour se loger. Dans Le Dernier des juifs (sorti en janvier 2024), comédie à la fois tendre et cruelle sur le départ des juifs des cités, le réalisateur Noé Debré fait dire à la mère du héros, incarnée par Agnès Jaoui, penchée à sa fenêtre : « Qu’est-ce qu’il y a comme Noirs, dis donc… Ils sont passés où, les Arabes ? »
Mais, si l’ensemble des communautés sont concernées par une forme de mobilité géographique et si toutes ont pour ambition de quitter les quartiers défavorisés, la spécificité chez les juifs est que ces mouvements se font de plus en plus entre des pôles de peuplement identifiés dans la région : Neuilly-sur-Seine, Levallois, Courbevoie, le 17earrondissement de Paris pour l’Ouest ; Le Raincy ou Sarcelles dans le Nord ; le 19e arrondissement de Paris, Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Mandé, Vincennes, Créteil dans l’Est…
« On continue à accueillir des familles venant du nord de l’Ile-de-France et qui veulent rejoindre un endroit qu’elles perçoivent comme plus sûr, constate Laurent Berros, le rabbin de Sarcelles. Mais, dans le même temps, certains quittent la ville, avec parfois un projet aussi simple que de se rapprocher de Paris. »
« Déménager n’est pas toujours une question de vie ou de mort, souligne Ilan, agent immobilier dans l’Est parisien, désireux de rester anonyme. Il s’agit parfois d’un climat oppressant, qui impose à chacun de faire des arbitrages : une étoile de David tracée sur sa porte, est-ce ou non acceptable ? Perdre une pièce pour habiter un quartier plus sûr mais aussi plus cher, est-ce envisageable ? » Pour qualifier ce « climat », plusieurs interlocuteurs évoquent également l’activisme propalestinien des municipalités, qui peut être perçu comme un signal négatif.
« Faire bloc »
« Certaines municipalités se sont mobilisées pour Gaza, mais sans beaucoup écouter, ni rassurer les juifs », résume Julien Weil, maire (Les Républicains) de Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne, où l’on compte une dizaine de lieux de prière juifs pour un total de 22 000 habitants. Selon l’édile, l’autre nouveauté induite par le 7-Octobre est que les familles juives expriment plus ouvertement qu’avant leurs inquiétudes sécuritaires comme motivation pour déménager.
Rompre un isolement devenu synonyme de menace et trouver une école « sûre », voilà ce qui résume le témoignage de Christophe A., soucieux lui aussi de rester anonyme. Ce père de famille installé dans une petite ville du Val-d’Oise n’a « jamais ressenti le besoin de vivre à proximité d’autres juifs, et encore moins à proximité de restaurants casher », explique-t-il. Mais des remarques répétées adressées à sa fille, au sein du collège privé catholique où elle est scolarisée et dans les transports, le poussent aujourd’hui à prévoir, au plus tôt pour le début 2026, un déménagement à Sarcelles, un autre pôle majeur de la vie juive francilienne, toujours dans le Val-d’Oise. Là, sa fille ira dans un établissement juif.
Ce projet s’accompagne d’un constat amer : « On a longtemps cru que la discrétion était la clé… Peut-être qu’en fait, il vaut mieux faire masse, faire bloc. C’est désolant, on vient d’une génération qui a cru à la promesse républicaine, à l’école. Au moins mes voisins arabes auront vu de leurs yeux des juifs, on a grandi ensemble… Mais leurs enfants ? Pour eux, les juifs vont devenir un pur fantasme. »